Hommage-Maurice

Maurice Falissard, Témoignage, Village de Forez, n° 23, juillet 1985

BUCHENWALD – COMMANDO DE SCHöNEBECK

TEMOIGNAGE

11 avril 1 945

 

Nous n’avons pas été conduits au travail ce matin. Les alertes aériennes se sont succédé toute la nuit. On sent une fébrilité chez nos gardiens, beaucoup de remue-ménage au camp des SS. Le bruit des bombardements aériens a fait place à un autre bruit, celui de la canonnade. Nul doute que les chars alliés approchent : vingt, trente kilomètres peut-être. Que vont faire nos gardiens ?
Cette question préoccupe tout le monde. Plus encore le comité clandestin dont je fais partie. Trois cas possibles sont envisagés :

– Le meilleur : SS et gardiens abandonnent le camp et fuient devant l’avance américaine. Dans ce cas des dispositions sont à prendre pour la période entre le départ de nos gardiens et l’arrivée de nos libérateurs. Eviter le pillage de la cuisine pour que tout le monde puisse avoir à manger.
Eviter les règlements de compte. Kapos ou chefs de bloc devront être remis à la justice. Enfin discussion pour notre rapatriement avec les autorités militaires alliées.

– Le pire : SS et gardiens décident de nous exterminer afin de supprimer des témoins gênants.
Mesure de folie certes, mais possible dans la mentalité des SS. Dans ce cas avec la folie du désespoir il faudra foncer sur les mitrailleuses, beaucoup tomberont mais notre nombre devrait permettre à certains d’arriver jusqu’à nos tortionnaires. C’est risqué, c’est fou, mais c’est l’unique possibilité. Quelques revolvers, m’a-t-on affirmé, ont été dérobés hier chez nos gardiens et seraient dans des mains de gars décidés.

– L’inconnu : les SS décident de faire évacuer le camp. Ce ne peut-être en camions. Nos gardiens en ont peu, et nous voyons ceux-ci en train de charger des caisses et des cartons : les archives du camp sans doute. Si évacuation il y a, ce ne peut être qu’à pied. Dans ce cas tout faire pour retarder cette évacuation pour permettre l’arrivée des Alliés avant le départ pour une marche fatale pour bon nombre.

Il n’y a pas eu d’appel à 13 heures. Nous sommes consignés dans nos blocs. Vers 20 heures, peut-être 21 heures, je ne sais plus, la nuit est pratiquement tombée, les haut-parleurs du camp rugissent :

« Appell platz, Enttreten, Laus» Laus. » Des SS font vider les blocs. « Raus, Raus ». La plupart d’entre nous du bloc 4 ont compris, ils n’emportent qu’une chose, leur couverture ou ce qui y ressemble. Sur la place d’appel, kapos et chefs de bloc nous font aligner comme à un appel normal. Face à nous se trouvent des soldats allemands en armes, fusil ou mitraillette. Jamais nous n’en avions vu autant. Il est vrai que certains m’apparaissent plutôt vieux, des Volkssturms, certains très jeunes, sans doute des Hitlerjugend, que nous avons vus, ces derniers temps, s’entraîner dans le champ qui s’étend derrière nos barbelés électrifiés.

Je réalise que c’est bien la troisième hypothèse envisagée : l’évacuation, tous les soldats ont le sac à dos. Alors nous essayons de faire notre manoeuvre de retardement. Comme une volée de moineaux nous quittons nos rangs pour nous éparpiller aux quatre coins du camp. Nos gardiens cherchent à nous attraper, des coups de feu éclatent. Les soldats allemands se regroupent, quelques SS sont avec des chiens. Le commandant SS arrive. Sur un ordre bref, les Allemands en ligne se mettent à courir et encerclent un groupe de 200 à 300 déportés, à coups de « gummi » et de crosse de fusil ils obligent ce groupe à se resserrer et à se diriger vers l’entrée du camp où, canalisés, les déportés, en rang par cinq, vont prendre la route, encadrés par d’autres soldats en armes qui sont de part et d’autre.

Nos gardiens vont refaire à plusieurs reprises ce jeu de l’épervier auquel nous avons souvent joué quand nous étions enfants.. Mais ici ce n’est plus un jeu. Je suis coincé à la quatrième reprise. J’ai une douleur vive à l’épaule. droite : coup de crosse. Ma longue marche va commencer, notre longue marche. Combien sommes-nous ? 1 500, 1 800, je ne sais pas.

Vers minuit nous arrivons vers un pont métallique. C’est le pont ferroviaire de Barby qui traverse l’Elbe. Nous marchons de part et d’autre de la voie ferrée en file indienne. Nous sommes survolés par des avions alliés. L’un d’eux lâche des fusées éclairantes, une chance pour moi car j’ai envisagé de sauter dans l’Elbe et, en jetant un coup d’oeil du parapet sur lequel je me suis précipité, je m’aperçois qu’en dessous il y a des galets mais pas encore d’eau. Je ne referai pas d’autre tentative. Nous n’avons pas fait deux cents mètres après avoir franchi l’Elbe que les avions reviennent et lâchent leurs bombes. Nous nous sommes tous étendus sur la route. L’arche centrale du pont s’effondre dans un fracas épouvantable. Toute notre colonne de déportés n’a pas franchi l’Elbe. Certains seront ainsi libérés quelques heures après. Les Américains, suivant des accords qui nous dépassent, s’arrêteront sur l’Elbe.

Quant à nous, notre chemin de croix va se poursuivre. Il comportera dix-huit stations en vingt-trois jours. Je dois à mon camarade belge François Tavernier, qui sur une feuille de « l’Ausgabe » a pu noter les villages traversés, de pouvoir reconstituer le périple de plus de 480 km que nous avons effectué, Lindau-Loburg. Au matin de cette deuxième journée alors que nous avons dormi dans une immense grange sans foin, un de nos camarades français ne se lève pas ; il est mort d’épuisement. C’est un vieux, il doit bien avoir au moins quarante ans (j’en ai à ce moment vingt-trois depuis un mois). Il a échangé la veille une tranche de pain qu’il avait conservée contre une cigarette. A la réflexion, j’ai modifié, depuis, le jugement sévère que j’avais porté sur lui. La dernière cigarette, celle du condamné, valait peut-être la tranche de pain.

Direction nord-est, puis nord-ouest direction Brandenburg, puis est. Voici les allées du château de « Sans-souci » à l’ouest de Potsdam à quelques lieues, où quelque temps plus tard se feront les accords entre alliés. Dans les allées de ce château je verrai des camarades manger de l’herbe, d’autres des limaces. Nous passons à l’ouest de Berlin, direction est, Oranienburg. Nous comprenons qu’on nous dirige sur le camp de Sachsenhausen. Brusquement changement de cap : nord-ouest, direction Neuruppin. L’explication est simple. Le camp de Sachsenhausen-Oranienburg est lui-même en évacuation devant l’arrivée des troupes soviétiques. Une partie des colonnes de « Saxo » est devant nous.  Très souvent, dans les fossés, nous apercevons des corps de déportés qui n’ont pas pu suivre et qui ont été achevés d’une balle dans la nuque.

Wittstock, Parchim, Hagenow sont autant d’étapes où nous laisserons des morts. Les évasions sont nombreuses. Nos gardes en effet ont perdu avec leurs illusions l’arrogance et la hargne du début. Lorsque certains se sont évadés, s’enfuyant en éventail dans la forêt, j’ai vu un Volkssturm arrêter un jeune Hitlerjugend qui d’un tir mal ajusté voulait empêcher cette évasion. Le geste las de ce vieux soldat allemand en disait long sur son moral. Au soir du 3 mai, nous sommes épuisés.
Camille est à bout. Voici deux jours que nous le soutenons. Ça tape à l’ouest, ce sont les Américains, ça tape au sud, nous saurons par la suite que ce sont les Canadiens, Français et Anglais. Ça tape à l’est, ce sont les Russes. Au nord c’est Schwerin, Wismar, la Baltique. Nos gardiens nous parquent dans une grande clairière pour passer la nuit à la belle étoile. Par chance, ce début de mai n’est pas trop frais. Malgré la fatigue, François et moi, ne dormons pas. Au clair de lune, nous apercevons quatre de nos gardiens quitter leurs uniformes et endosser des vêtements civils. Ils partent, abandonnant leurs armes. François et moi, en rampant, nous dirigeons vers ce passage non gardé. Un de nos camarades, un Breton, nous rejoint. C’est ainsi que, sans grand mérite, nous nous évadons à trois. Nous gagnons l’orée du bois, nous dirigeant nord-ouest, guidés en cela par le bruit de la canonnade qui sporadiquement se fait entendre. Vers midi, ce 4 mai, nous rencontrons notre premier soldat américain. Nous sommes libres.

Dix jours à Scherin, où je quitte ma défroque de bagnard, sale et pleine de poux, car en 25 jours nous n’avons pu nous laver, dans un magasin de prêt à porter réquisitionné, un costume neuf gris fait de moi un autre homme. Puis en camion militaire c’est le retour par étapes jusqu’à la frontière hollandaise. Nous touchons nos premières « gauloises » Retour ensuite en train par la Hollande, la Belgique.

Enfin la France. Le centre de Lille, puis Dijon, Lyon. Durant le trajet Lyon-Saint-Etienne, en face de moi, dans mon compartiment, se trouve une autre déportée stéphanoise, Suzanne Siveton, enseignante, prise à la grotte de la Luire et déportée à Ravensbrück. Nous nous confions nos impressions de joie et de tristesse mêlées. Joie du retour, tristesse en pensant à tous ceux que nous avons laissés là-bas. Saint-Etienne, les enfants des écoles nous font une haie d’honneur. Le haut-parleur annonce nos noms, notre camp : Ravensbrück, Buckenwald. Un frère des écoles chrétiennes franchit la haie d’honneur, saute par-dessus les barrières. Je me jette dans ses bras. C’est mon frère Pierre…

Mon témoignage s’achève. En me relisant, j’ai l’impression de n’avoir rien dit : difficulté de raconter, de transmettre. Tout ou rien. Tout c’est beaucoup et cela se résume difficilement. Je comprends certains de mes camarades déportés pour qui ce n’est rien, préférant le silence plutôt que le risque de n’être ni crus ni compris.

Maurice Falissard

2/2/2007